Dossier • 23 mai 2020
Ép. 3 – Les radeaux de Géricault et Rancinan
Épisode 3
Découvrez l'épisode 3 de l'histoire des radeaux de Géricault et de Rancinan !
Des thèmes d’actualité brûlants
Des allégories de la souffrance
Au-delà des sujets d’actualité auxquels elles font référence, ces deux oeuvres traitent le thème de la douleur à travers nombre de ses déclinaisons physiques et psychologiques.
Gérard Rancinan reprend la composition en X du tableau de Géricault, dont les diagonales créent le déséquilibre et induisent une tension. Le peintre ignore les canons classiques de son temps, qui répugnent à utiliser des obliques afin d’adopter un langage formel emprunt d’ordre et de retenue.
Depuis le sommet des deux diagonales vers les coins inférieurs des deux oeuvres, la déchéance physique et morale des personnages va crescendo, jusqu’aux corps sans vie entassés au premier plan. Ces lignes de force sont accentuées par le mouvement de la voile gonflée de vent et des vagues qui menacent la frêle embarcation, tandis que les ombres du ciel et des flots encadrent l’ensemble de leur noirceur dramatique.
Dans la continuité de la palette de Géricault, lui-même héritier du clair-obscur du Caravage, Rancinan place les corps sous un éclairage brutal, qui contraste fortement avec l’atmosphère ténébreuse de l’environnement. Leur nudité, leur vulnérabilité, le caractère misérable de leur situation n’en ressortent que davantage, tandis qu’ils se trouvent ainsi exposés à une nature hostile, dans le dénuement le plus total.
Les pâles cadavres du premier plan, dont l’intimité est à peine couverte de fins linges blancs, ne sont pas sans rappeler le corps meurtri du Christ lors de la Crucifixion ou de la Descente de Croix, scènes récurrentes de l’histoire de l’art et symboles suprêmes de souffrance et de martyrisation de la chair. L’entremêlement de ces corps nus au supplice fait par ailleurs écho à un autre thème religieux : celui des damnés condamnés à subir les tourments de l’enfer. Là aussi, l’art donne à voir des membres nus et vulnérables pris dans un chaos de corps en souffrance.
Les naufragés de Géricault et les réfugiés de Rancinan souffrent de la soif, de la faim, de l’exil, de la peur, de blessures physiques mais aussi de diverses formes de deuil. Sur le tableau de 1819, le vieil homme assis tenant le corps de ce qui semble être son fils, est prostré, dans une attitude de profonde tristesse. Les contemporains ont vu en lui une évocation des faits de cannibalisme – que Géricault n’a osé représenter que dans ses esquisses -, sa posture de père affligé leur rappelant celle du comte Ugolin qui, enfermé avec ses enfants et petits-enfants dans une tour, finit par manger leurs cadavres. Nous y voyons également la posture iconographique de la mélancolie, incarnée dans l’histoire de l’art par un bronze antique représentant Ajax avant son suicide, ou encore par certaines représentations de Saint Jean au chevet du corps sans vie du Christ.
Ces iconographies de la souffrance et de la mélancolie conviennent bien à l’univers du Romantisme, qui tend à donner à des sujets contemporains une image dramatique à visée morale, tout en ayant recours à des couleurs et des contrastes expressifs, presque plus signifiants que le dessin. Mais si les romantiques sont en quête de réalité, la représentation de celle-ci ne se double pas nécessairement d’un réalisme formel rigoureux.