Dossier • 21 mai 2020
Ép. 1 – Les radeaux de Géricault et de Rancinan
Épisode 1
Découvrez l'épisode 1 de l'histoire des radeaux de Géricault et de Rancinan !
Des thèmes d’actualité brûlants
Le Radeau de la Méduse : 137 morts dans des conditions absurdes et cruelles
Ses passagers aspirent à un futur heureux lorsque la frégate La Méduse quitte les côtes françaises le 17 juin 1816, et met le cap vers le Sénégal afin de reprendre la main sur cette colonie d’Afrique occidentale restituée récemment par l’Angleterre. Le futur gouverneur et sa famille sont à bord, accompagnés de personnels militaire, administratif mais aussi scientifique ; une soixantaine de chercheurs ont pour mission d’étudier la région nouvellement entrée dans le domaine français, et d’en vanter les qualités. Parmi eux, Henri Savigny et Alexandre Corréard, futurs rescapés du radeau, feront le récit certes partial mais détaillé de leur effroyable expérience. Théodore Géricault, qui les rencontrera et s’inspirera de leurs écrits, les représente debout, à côté du mât.
Commandant le navire, Hugues Du Roy de Chaumareys est un royaliste récemment nommé capitaine par une monarchie plus soucieuse de récompenser ses partisans que d’élever des hommes d’expérience. Louis XVIII a retrouvé le trône depuis peu, suite au retour en force manqué de Napoléon en 1815 ; il tient à valoriser ses soutiens. Et en matière de navigation, Hugues Du Roy de Chaumareys est moins renseigné qu’en fait de promotion de salon. Ignorant les conseils de ses officiers, le capitaine multiplie les erreurs et les négligences ; c’est par temps clair et mer calme que La Méduse fait naufrage le 2 juillet 1816 au large des côtes africaines, prise dans un banc de sable pourtant connu.
Quatre-cent personnes se trouvent à bord : bien plus que ne peuvent en porter les six canots de sauvetage. Après que ces derniers aient été pris d’assaut par le gouverneur, le capitaine et les officiers, les 147 laissés pour compte sont installés sur un radeau de fortune de 15 mètres sur huit, que les responsables des canots proposent de remorquer. On n’en connaîtra jamais les raisons ni les circonstances mais, deux heures après cette aimable promesse, les cordes tirant l’embarcation sont sectionnées. Le désespoir s’empare des occupants du radeau de La Méduse, tandis qu’ils regardent les canots disparaître à l’horizon.
L’aspirant de première classe Jean-Daniel Coudein, jeune homme de 22 ou 23 ans mais plus haut gradé restant sur le radeau, a pris la direction des opérations et fait dresser mât et voile. Il semble que Géricault ne l’ait pas représenté sur son tableau ; l’homme fera cependant partie des rares survivants, connaîtra une brillante carrière dans la Royale et restera dans les mémoires pour avoir été le commandant du radeau de La Méduse.
Les réserves de nourriture ayant été épuisées en à peine une journée, une lutte impitoyable s’engage entre les survivants. La convoitise se porte moins sur les quelques barriques de vin restantes – les réserves d’eau ont été emportées par les vagues -, que sur les meilleures places, au centre du radeau. En effet, les bords sont immergés, et plusieurs passagers mal installés connaissent le même destin que les provisions d’eau.
Henri Savigny et Alexandre Corréard font partie des privilégiés, principalement des officiers et des fonctionnaires, qui tiennent le centre, armes au poing. C’est sur la foi de leur seul témoignage que l’on doit imaginer la suite des événements : pris de folie ou d’excès de boisson, des mutins auraient tenté de détruire le radeau, forçant les hommes armés à éliminer près de 65 personnes. Il semble plus vraisemblable que les officiers aient trouvé un prétexte quelconque pour tuer un maximum de leurs rivaux dans la distribution de vin et d’espace. Treize autres personnes, sélectionnées par le médecin Savigny, sont jetées à la mer après de longs débats de conscience, leur fragilité physique et/ou mentale ayant été invoquée pour légitimer ce geste. Un homme noir nommé Jean- Charles, seul rescapé de condition modeste, exécute les décisions de ses nobles compagnons ; Géricault lui a offert une position privilégiée, au sommet de sa pyramide humaine, poussant certains de ses futurs commentateurs à voir en cette figure un symbole de l’élan des temps nouveaux.
Quoiqu’il en soit, au bout de onze jours, seuls 15 naufragés sur 147 sont encore en vie, dérivant au milieu de l’océan Atlantique. Dès le troisième jour sont apparus des cas de cannibalisme ; les survivants les moins scrupuleux se jettent sur les cadavres et les dévorent juste après les avoir découpés. Si certains font de la résistance, tous finiront par céder à cette ignominie dans leur désir impérieux de survivre. Savigny propose même de couper les corps en fines lanières afin de les faire sécher au soleil, un fait qui alimentera sa future thèse de doctorat sur « Les effets de la faim et de la soif chez les naufragés ».
Ce n’est qu’après 13 jours de souffrances que les survivants du radeau sont finalement découverts par le brick L’Argus, qui avait été envoyé à leur recherche. Apercevant le navire à l’horizon, les naufragés craignent d’abord de ne pas être vus, et escaladent des barriques entassées pour agiter au plus haut des mouchoirs de couleur. C’est ce moment que Géricault a choisi de représenter : la minuscule silhouette de L’Argus apparaît sur la toile, à droite de Jean-Charles et de l’autre personnage qui brandit un linge. Derrière eux, des hommes plus mal en point mettent leurs dernières forces dans cet élan d’espoir, tendu vers l’horizon, où le ciel orageux s’éclaircit.
Jean-Charles et quatre autres rescapés meurent d’indigestion à bord de L’Argus et seuls dix hommes sur 147 sont finalement de retour en France. Parmi eux, Jean-Daniel Coudein, Henri Savigny et Alexandre Corréard produisent des rapports pour les autorités de la Marine ; les deux scientifiques multiplient ensuite les démarches et les écrits pour obtenir réparation, en vain.
Pendant ce temps, la presse s’est emparée avec passion du sujet ; le Journal des débats est le premier, en septembre 1816, à annoncer la nouvelle, suivi par de nombreuses gazettes françaises qui dénoncent un scandale politique. Bien que le gouvernement tente de minimiser la gravité des faits de même que son implication dans cette incompréhensible catastrophe, l’opposition s’évertue si bien à la mettre lumière que bientôt la pression populaire entraîne le limogeage du ministre et de 200 officiers de la marine.
Parmi ces derniers, Hugues Du Roy de Chaumareys, jugé en 1817, est reconnu coupable du naufrage de La Méduse et de l’abandon du radeau ; déchu de tous ses titres et condamné à trois ans de prison, il mène ensuite une vie misérable au château de Lachenaud, où la honte le poursuit jusqu’à sa mort.
Le drame est encore vivace dans les mémoires lorsque Théodore Géricault, jeune peintre bientôt considéré comme l’un des premiers romantiques, s’en empare et l’imprime à jamais dans l’imaginaire populaire.