Découverte & Recherche • 25 mai 2018
« Les moules connectées détectent les pollutions »
[INTERVIEW]
Première mondiale, Jean-Charles Massabuau, directeur de recherches au CNRS, surveille, en temps réel aux quatre coins du monde, plusieurs parcs de mollusques connectés
Installé dans son bureau de la Station marine d’Arcachon, Jean-Charles Massabuau, écotoxicologue aquatique et directeur de recherches au CNRS, a mis en place une première mondiale: la surveillance des eaux par des mollusques connectés. Il a mis en place le projet Molluscan Eye, avec le laboratoire Epoc de l’Université de Bordeaux, où l’on peut détailler les mouvements de bivalves en temps réel.
D’où est venue l’idée de connecter des bivalves à des électrodes?
Au début, je n’ai jamais eu en tête d’inventer un biocapteur. Au commencement, je cherchais comment un animal aquatique faisait pour respirer sous l’eau. Je me suis rendu compte que beaucoup de choses perturbaient sa respiration. J’ai eu alors besoin de mettre en place une technique non invasive pour étudier sa respiration sans perturber l’animal. J’ai donc posé de toute petites électrodes sur leur coquille pour pouvoir les étudier sans qu’ils s’en aperçoivent. En laboratoire, ils étaient perturbés, je voyais bien que leur comportement n’était pas logique. Nous sommes donc passés à l’étude sur le terrain. Nous avons commencé par immerger des mollusques connectés à des électrodes et un petit ordinateur trafiqué au bout de la jetée d’Eyrac, à quelques mètres de la Station marine d’Arcachon et de mon bureau.
Nous avons ensuite développé nos propres cartes électroniques et notre matériel informatique. L’ordinateur ainsi créé est relié à un boîtier installé à la surface où se trouvent une carte électromagnétique et un modem de communication et une antenne qui envoie les données directement sur mon ordinateur sous forme de mails. Chaque jour, je reçois donc des mails des parcs où se trouvent nos mollusques dans le monde entier avec, en pièce jointe, des séries de chiffres indiquant le comportement des animaux.
Comment les mollusques peuvent-ils nous alerter sur l’état de l’eau?
C’est comme les rosiers au bout des rangs de vignes ou les canaris dans les exploitations minières: comme ils sont très sensibles, tout changement de comportement indique une perturbation du milieu. Les mollusques bivalves sont des animaux «filtreurs» qui ventilent de façon régulière leurs branchies. Nous avons placé deux minuscules électrodes sur la coquille de moules, huîtres ou bénitiers pour mesurer leur rythme d’ouverture/fermeture. Si les animaux vont bien, ce rythme est régulier. S’il devient trop rapide ou irrégulier, cela signifie que quelque chose, dans leur environnement, les perturbe. Cela peut être un réchauffement de l’eau, un changement de hauteur d’eau dû à une tempête, une pollution, etc.
« L’homme ne prendra conscience de l’urgence de protéger l’océan que sous la pression de la nécessité. En attendant, il préfère ne pas voir. »
Lorsque les bivalves sont fermés, nous estimons qu’ils dorment car leur métabolisme est au repos. Ils ne respirent plus. Or, comme nous, humains, lorsque nous dormons mal, nous bougeons, nous retournons, etc. Les mollusques fonctionnent à peu près pareil: en cas de repos perturbé, ils baillent anormalement. Nos outils transforment ces bâillements en graphiques. Nous sommes les seuls à utiliser cette technique. Pour nous, c’est possible car, en France, une structure comme le CNRS permet de faire travailler ensemble un biologiste, un mathématicien, un électronicien.
Combien d’informations collectez-vous pour surveiller vos parcs de mollusques situés aux quatre coins du monde?
Chaque groupe comprend 16 animaux. Nous en avons positionné en mer de Bahreïn, près du pôle Nord, dans le bassin d’Arcachon, en Bretagne, à Oléron, en Nouvelle Calédonie et aux Tuamotu. Notre système récolte comme information le numéro de l’animal, la mesure de l’ouverture de sa coquille et l’heure. Sur 24 heures, il le fait 860.000 fois. Cela représente 2,4 milliards d’informations par 24 heures pour décrire la vie de 16 mollusques! D’où l’importance de traduire tout cela en graphiques simples à lire. Ainsi, nous pouvons surveiller à distance et en temps réel le comportement des animaux.
Quelles sont les applications concrètes des ces huîtres, moules ou bénitiers connectés?
Nous travaillons par exemple avec Total depuis un an. Total utilise notre système pour faire de la surveillance de ses plateformes offshore dans le golfe persique. Nous avons implanté pour eux des électrodes sur des huîtres perlières. Elles sont très sensibles, donc elles modifieront leur comportement à la moindre fuite. Cela n’e s’est encore jamais produit. Je les surveille très régulièrement depuis mon ordinateur.
« En fait, sur toutes nos installations, nous sommes à la recherche des pollutions silencieuses, celles qui ne sautent pas yeux »
Nous avons également un parc à proximité d’une usine d’extraction de nickel dans un lagon au sud de la Nouvelle Calédonie. Le port de Bordeaux serait en outre intéressé pour vérifier l’impact du dragage sur l’écosystème. Nous travaillons aussi en baie de Seine. Nos huîtres, moules, bénitiers, clams nous alertent avant que la pollution devienne visible par l’homme.