Insolite • 11 août 2020
On tire bien sur les pipes
Plongeon dans l'histoire du XVIème siècle, par deux aventuriers contemporains assoiffés de capsules temporelles.
Le tombant, tel une muraille inversée…
Retour à l’air libre, il retire son masque, souffle un grand coup dans son tuba pour en chasser l’eau dans un pssssshhhh sonore, se tourne de tous côtés, replonge la tête pour chercher Dieumaître, son maître plongeur, le voit apparaître à quelques brassées. L’eau ruisselle sur ses yeux. Son compagnon de palanquée apparaît à la surface. La mer brille.
- Tu l’as vu ?
- Oui je l’ai vu. Je ne crois pas qu’il soit dangereux, mais méfiance, ces requins là sont imprévisibles, on ne sait jamais.
- On retourne à la barque, ne prenons pas de risques on est trop loin du bord.
Ils nagent tous deux vers le canot de bois qui dérivait sagement. Ils grimpent dessus, ils sont dégoulinants, s’assoient sur les bancs de bois à moitié rongés. Ils sèchent en quelques secondes tant le soleil est fort, l’eau disparaît presque aussitôt laissant de grandes trainées de sel sur les corps chauffés à blanc.
Ils viennent de visiter le tombant qui borde les grands fonds, tel une muraille inversée, là où tracent des formes énigmatiques au loin dans le grand noir, que l’on devine plus qu’on ne les voit vraiment. Il se sont faufilés à travers les gorgones foncées, ballotées comme de grandes chevelures sensuelles. Ils se sont promenés entourés de kaléidoscopes faits vie, de créatures effarouchées s’enfuyant dans leur panique refuite entre les troncs de forêts sous-marines tels des éclairs argentés, dans un univers gigantesque et microscopique à la fois, rempli de mystères et de rencontres imprévues. Ils ont senti le manque d’air brûler leurs poumons, ils ont entendu leur pouls battre sur leur tempe, la pression de la colonne d’eau qui manquait de déchirer leurs tympans, mais sans cesse aspirés par plus de fascination, ils en oubliaient leur propre vie aérobie comme des idolâtres qui s’étouffent tant ils sont absorbés par l’objet de leur adoration.
C’est au détour d’un massif bleu de coraux qu’il avait vu la masse électrique reflétant obliquement la rare lumière du soleil en ces profondeurs. Il avait perdu subitement l’air qu’il n’avait plus, mais était resté un instant encore à admirer la bête, longue, qui ondulait doucement, impassible, menaçante de confiance. Il était en des territoires qui appartiennent à plus grands que lui. La peur, délicieuse, lui avait piqué le bout des doigts.
L’heure de la fin de la plongée, avait sonné, fatigué, il était remonté en s’assurant de ne pas être suivi.
Les plongeurs jettent leurs prises au fond de la barque. Il y stagne une eau croupie qui s’entête à suinter par les bordées mal jointes, et qu’ils écopent sans cesse pour ne pas sombrer, une sorte de sangoin, mais nul n’en parle.
Il y a là, une palette d’animaux marins que la mort n’a pas encore pâlis : des vieilles multicolores, des poissons argentés aux bouches suffocantes, une langouste encore figée d’effroi par le coup d’arbalète, une sèche dont les couleurs de panique s’estompent peu à peu, un poisson diable dont les filaments s’étendent mollement autrefois tentacules de feu. Et puis un amas noir qui semble être de laiton ou de cuivre.
Le fût d’un canon qui explose lentement depuis des siècles…
Chacun prend un aviron, et ils se mettent à souquer sur leur banc de nage, en cadence, plongeant les pelles élimées profondément dans l’eau, pesant de tout leurs poids dans une sorte de défi à celui qui inclinerait la trajectoire du canot. Ils en rient sans cesse, ils se provoquent, ils se charrient, ils sont libres et heureux. L’euphorie des altitudes profondes. Ils sont pleins de vie. Après les flots sombres secoués, ils pénètrent dans le bras de mer bordé de plateaux coralliens anciens mais encore roses, croisent au large du fort La Bouque, dont les bombardes rouillées du 18ème dépassent de la muraille de pierres de récif à moitié démolie, passent devant le fût d’un canon dont le métal explose lentement depuis des siècles en éclats de lames brunes, que l’on a planté dans un trou de la rive pour servir d’amarrage et qui git à l’envers tel un calvaire retourné ; il y a sur son fût gravé un N majuscule suivi de 1815. Ils continuent le long des rives étroites et arides où ne poussent que les « piquants », ces acacias nains des Antilles qu’affectionnent particulièrement les pintades à crête rouge et aux robes de veuves qui courent affolées, essaient de deviner au fond de l’eau claire quelque relief d’épaves qu’ils ne connaitraient pas, passent devant un autre fort français encore plus abîmé que l’on devine sous l’amas des ronces irrespectueuses – c’est la batterie de Saint Frédéric – et au rythme des soupirs cadencés des tolets de fortune, entrent enfin dans la baie.
Un paysage à la Edgard Poe…
A chaque fois il se dit : « un paysage à la Edgard Poe ». Sur la gauche, au loin, très loin, se dressent les mornes à moitié pelés de leur végétation luxuriante, en dessous la petite ville de fort Dauphin avec au bout, fiché sur une péninsule qui avance sur la baie, le Fort Joseph qui attend d’une vigilance figée, l’invasion des frégates anglaises et des armadas espagnoles depuis des siècles, puis la vaste plaine aride s’étend plus à l’est, au delà du lac des caïmans, vers la ville dominicaine de Monte Christi, que l’on distingue grâce à ses falaises qui avaient étonné Christophe Colomb, et sur la droite, au milieu de la baie en forme d’entonnoir, l’endroit qu’il préfère : une petite île boisée qui émerge des flots calmes, puis au loin vers l’ouest dans la direction du Cap Haïtien, émergeant de façon incongrue du plateau corallien: les « deux mamelles », tumuli imposants parfaitement symétriques et semblant receler quelques mystères, quelques tombeaux précolombiens, ou quelques secrets sur la naissance du Nouveau Monde. Il y a là comme un parfum de temps anciens et de bout du globe. Comme la déchéance d’un passé doré et révolu. Le temps s’y est arrêté. Un mouvement suspendu et figé, cristallisé de sel et de soleil, à la façon d’un site archéologique à l’air libre, à la merci de l’ignorance du quotidien.
Un stand de tir de boucaniers…
Ils abordent la petite île au milieu de la baie, amarrent le canot à une pierre du rivage, grimpent sur la roche, avec quelques prises du matin, ramassent quelques bois morts, entreprennent un feu, le laissent mourir, récoltent les braises et en entourent deux, trois poissons enrobés dans de larges feuilles de bananier. Il faut attendre un peu.
Alors, il part explorer l’îlot, bien qu’il l’ait fait souvent déjà, et ramasse toutes sortes de choses précieuses et insignifiantes, comme des balles de plomb, des petits boulets de canon de la taille d’un petit poing, une boucle de ceinture rouillée – mais pas trop – une veille pièce dont l’effigie a disparu, un tesson de bouteille irisé par l’âge, une bouteille de rhum au cul profond. Il se rend sur le versant nord, là où se trouvent les milliers de morceaux de pipes d’argile blanche, toutes simples, bien loin des formes artistiques des « écumes de mer », dont certaines sont encore plantées dans la terre, foyer vers le haut. On ne touche pas. Il observe la scène, imagine les boucaniers se mettant à trente pas, allongés, le fusil en jeu, qui ajustent leur mire sur les pipes blanches plantées dans le sol. Et se souvient avoir vu dans les fêtes foraines de France ces stands où on tire à la carabine sur des petites pipes factices qui tournent sur un plateau vertical. Voilà, c’est justement ça qu’il aime : on ne se souvient plus pourquoi on tire sur des pipes dans les foires, mais, lui, comprend que c’est là une pratique ancienne de la flibuste dont il a sous les yeux, en ce moment même, la preuve encore fraiche. Stand de tirs pour pirates aventuriers du 16 ème siècle…
Il revient au feu, dégage les poissons cuits dans leurs feuilles vertes de leur gangue de cendres fumantes, ils s’accroupissent tous deux et se nourrissent, déchiquetant la chair du poisson à coups de dents affamées. Avec pour panorama un paysage à couper le souffle. Ils mangent vite, se roulent une cigarette dont ils avaient prudemment conservé les ingrédients dans un sac étanche, fument la tête en l’air dirigée vers l’azur, pour que leur fumée s’élève bien haut, s’allongent pour une courte sieste, repos bien mérité.
Aventures simples dans des lieux magiques, capsules du temps laissées intouchées, moments privilégiés en des contrées uniques…