Insolite • 31 juillet 2020
Sangoin, saleté des interstices
Le fond des navires est toujours sale, c'en est désespérant. Comme le fond de nos maisons. Comme de nous-mêmes, peut-être...
On ne doit pas sous-estimer nos petites laideurs, elles délivrent de précieux éclaircissements sur ce que nous sommes. Ce qui tombe dans les interstices cachés et profonds, que l’on découvre bien des temps après, lorsque penchés dessus, parfois à quatre pattes, nous les raclons de nos ongles, a une certaine importance. Ce sont nos poils, nos écailles de peau, nos détritus, nos miettes de pain, tous les indices de notre présence, nos détritus, nos déchets, les atomes qui se séparent de nous inexorablement. Nous ne devons rien sous-estimer, chaque particule est une partie de nous, la plus insignifiante peut-être, la plus parlante sûrement. Il en est de cette poussière accumulée dans les fentes des parquets. Il en est de ces amas de puanteur du fond des cales de tous les bateaux. Celui que des générations d’enfants ont ramassé de leurs doigts pour les jeter à l’eau quand, dans de petites embarcations, ils s’escrimaient à la navigation. Celui que les navigateurs tentent sans succès de retirer des bordées, sous les tillacs, et que, par dépit, ils badigeonnent de leurs pinceaux gras pour le faire avaler par la peinture. Le fond des navire est toujours sale, c’en est désespérant. Comme le fond de nos maisons. Comme de nous-mêmes, peut-être…
Un jus de cales a autrefois été baptisé d’un nom, ramené jusqu’à nous par une femme d’exception, Anita Conti : c’est le « Sangoin ». Un mot utilisé par les travailleurs de mers : les Terres Neuvas. Le sangoin n’est pas dénué d’une certaine poésie. D’ailleurs lorsqu’on le prononce tout haut, on comprend que c’est un mot fait pour être dit, pour être malmené. Prononcé par des bouches simples, anonymes, rudes, des bouches qui sentent la vinasse, l’ail, et le poisson. Des bouches de vivants de chair et d’os. Un mot de marin en somme, qui n’existe dans aucune page de dictionnaire : une petite laideur, en quelque sorte.
Le Sangoin, est issu du vocable des hommes rustres confrontés à leur labeur, confrontés à ce qui reste d’eux quand celui-ci s’achève. Le Sangoin mélange tout en ses sons : le sang, le gain, le groin, le bédouin, le marsouin autre habitant de l’Atlantique nord, le cochon de mer. Et le sagouin : le cochon, le malpropre, le salaud. En le disant à voix haute, on entend résonner les voix fortes des hommes meurtris, épuisés, avinés peut-être, qui le hurlent à tue-tête : « Ça pue le sangoin ici ! Putain de sangoin ! Tu es né du sangoin toi » ! C’est un juron, une insulte.
Le sangoin est une calamité contre laquelle on ne peut rien. Il imprègne tout, il est entêtant. Mais pas seulement ! C’est un témoin, une balise du temps qui arrive jusqu’à nous, cachée dans les interstices de notre culture et sur lequel nous devons nous pencher à quatre pattes… avec respect. Mais disons le tout haut : le sangoin n’est pas la poussière des parquets. C’est autre chose de bien plus fort : il est la sueur de l’aventure maritime ratée. Le symbole du pillage aveugle des ressources animales, le témoin de nos excès et de notre méconnaissance des choses animales.
Le sangoin, est un jus stagnant, suave et sucré comme la putréfaction, salé comme la vie. Fait du sang et des tripes des morues, du sel de la salaison, de l’huile des moteurs, du diesel des navires de pêche que l’on retrouve au fond des cales, et dont l’odeur si caractéristique imprègne les terres neuvas- ces navires des pêches extrêmes. C’est le mot rapporté par Anita Conti dans « les racleurs d’océans », intrépide aventurière du début du 20 ème siècle, qui a vécu plusieurs campagnes de pêche de cabillaud dans les mers gelées et turbulentes de l’Atlantique nord, comme journaliste et comme océanographe, surtout comme une ethnologie à la façon de Levi Strauss. Il y a dans le mot de sangoin toute la violence de ces épopées maritimes, tout l’inconfort de ces vies dures et viriles, rugueuses, mais aussi toute la dignité discrète des travailleurs de la mer. Il y a aussi, une pointe de nostalgie : celle qu’ont ressentie ces hommes d’une odeur qui leur piquait le nez mais qui était encore plus entêtante quand ils ne la sentaient plus. La nostalgie un peu coupable que ressentent les pays qui ont mené cette pêche à outrance, et qui, en l’espace de quelques décennies ont décimé une ressource maritime que l’on croyait pourtant intarissable.
Pendant cinq siècles, on pèche la morue, des économies se fondent sur cette manne. Puis dans les années 1950, l’industrialisation de la pèche crée une rupture : les prises sont multipliées par trois, l’équilibre écologique est disloqué. En 1972, alors que les prises se faisaient plus rares, et que les populations de morues diminuaient en taille, le Canada propriétaire de ces eaux d’abondance décida d’interdire la pêche de la morue aux navires étrangers. Un moratoire total est institué en 1992, car les populations tombées à un pour cent de ce qu’elles étaient. C’est l’effondrement. Depuis, d’ailleurs, les bancs n’ont toujours pas été renouvelés.
Cet épisode, comme tant d’autres, illustre bien les dangers d’une exploitation non raisonnée des ressources animales et le risque d’irréversibilité des déséquilibres écologiques.
Le sangoin, odeur pestilentielle s’il en est, est une richesse perdue. Elle nous prend au nez comme ces hameçons de palangres des terres neuvas, elle nous pend au nez comme une punition sans appel. Le sangoin, c’est l’odeur de nos propres excès.